Avec son architecture unique et ses palais de la Renaissance, ses dômes richement décorés et ses chevaux de bronze volés à Byzance, Venise est un véritable musée à ciel ouvert. Mais avec la Cité des Doges, impossible de ne se fier qu’aux apparences. Mise en abyme s’il en est, Venise regorge d’innombrables musées. Si nous avons préféré faire l’impasse sur la célèbre place Saint Marc et les peintures de la Renaissance, l’offre photographique et contemporaine ne nous a pas laissées de marbre.
Si vous êtes plutôt huiles sur toile, jetez néanmoins un œil à la Gallerie dell’Academia qui devrait vous réjouir (Bellini, Carpaccio, Tintoretto). Sinon, on embarque pour une visite de 4 des musées les plus modernes de la ville, entre photographie et art contemporain. C’est parti !
Venise, cité des photographes
Soyons honnêtes, en 2018 nous avons vu beaucoup (beaucoup) de photographies. Une trentaine d’expos juste aux Rencontres d’Arles, incluant une bonne cinquantaine d’artistes dont du très lourd (Robert Franck, Raymond Depardon, Ann Ray, Jane Evelyn Atwood) comme de prometteurs nouveaux talents (Paulien Oltheten, Anton Roland Laub). Autant dire qu’on ne se laisse plus impressionner au premier feed Instagram. Néanmoins, on a vu pas mal de choses intéressantes à Venise, preuve supplémentaire de la richesse artistique de la ville.
Casa dei Tre Oci – expo Willy Ronis
Avant d’être un Musée, la Casa dei Tre Oci est un palais construit au début du XXe siècle. Elle doit son nom aux trois grandes fenêtres de l’étage supérieur (les « trois yeux ») qui ouvrent une vue imprenable sur le Canal de la Giudecca et les îles principales de Venise juste en face. En plus de la vue, particulièrement brumeuse ce jour-là, nous décidons de nous rendre à la Casa dei Tre Occi pour son exposition temporaire. Il s’agit d’une rétrospective du photographe français Willy Ronis de 1934 à 1998. Co-produite avec le Jeu de Paume à Paris et le Ministère de la Culture, l’expo revient sur plus de 100 clichés de celui qui fut, aux côtés de Doisneau et d’autres, l’un des grands noms de la photographie humaniste française.
L’après Belle Époque
Comme souvent avec les photographes du siècle dernier, on est partagé entre l’évidence de certaines photographies et le sentiment, parfois, qu’il suffisait alors d’être initié par hasard à la photographie et d’y prendre goût pour avoir une chance de rester dans l’histoire du médium. Attention, cela ne remet en rien en question la qualité du photographe ou de l’exposition. Mais cela interroge, à l’ère d’Instagram et à une époque où tout un chacun est producteur d’images. La technique ou le prix du matériel ne sont plus des obstacles depuis plusieurs années et il devient de plus en plus difficile de distinguer le réel intérêt documentaire ou artistique de bien des clichés.
Mais les considérations d’aujourd’hui n’enlèvent rien au talent d’hier. Nous profitons de l’exposition pour admirer les plus célèbres clichés de Ronis et revivre avec eux le quotidien populaire d’alors. Son engagement à gauche transparaît largement dans ses images, de Paris au sud de la France et évidemment dans sa série sur les ouvriers de l’époque. Anecdote intéressante, la photo phare de l’exposition représente un jeune couple sur les toits de Paris alors que nous sommes au cœur de Venise et que Ronis a pris quelques excellents clichés de la ville.
Museo M9 Mestre – Musée multimédia
Le 31 décembre, pour garder des forces pour les feux d’artifice du soir et ne pas geler dans les rues insulaires trop longtemps, nous décidons de passer la journée à Mestre et ne rejoindre les îles que pour la soirée. Un nouveau Musée vient justement d’ouvrir ses portes en ville et c’est l’occasion d’y accorder une petite visite. Ouvert en décembre 2018, le M9 est un Musée multimédia, apparemment grand et dédié au XXe siècle. Nouveau-né qu’il est, il est encore difficile de trouver beaucoup d’informations en ligne, si ce n’est qu’Internet est envahi d’un débat houleux sur la légitimité ou non de qualifier le M9 de vénitien puisqu’il n’est pas dans les îles. On accordera aux uns que le musée surfe sur la vague artistique vénitienne pour faire sa renommée et aux autres que Mestre fait officiellement partie de la commune de Venise.
L’Italie des photographes (L’Italia dei fotografi. 24 storie d’autore)
Quoi qu’il en soit, nous optons bien sûr pour l’exposition, temporaire encore, nommée « l’Italie des photographes – 24 histoires d’auteurs ». On s’aperçoit sur place que l’expo est co-organisée par la Casa dei Tre Oci, il n’y a pas de hasard. 24 photographes italiens du XXe siècle donc et, bien entendu, autant de regards différents. Il y a un peu à boire et à manger dans cette expo. Du photojournalisme en noir et blanc au brutalisme contemporain de photos de soirée, tout le monde peut y trouver quelque chose mais pas sûr que quelqu’un puisse l’apprécier en entier.
Personnellement, sur les vingt-quatre artistes présents, j’ai porté un intérêt particulier aux séries de cinq d’entre eux. Par ordre d’apparition, Letizia Battaglia est la première à retenir mon attention. Née à Palerme, elle réalise de nombreux clichés au cœur de la mafia sicilienne. Elle est d’ailleurs la prochaine à avoir son expo à la Casa dei Tre Oci (mars-août 2019). Mario de Biasi et ses photos de rue dans les années 50 viennent ensuite. Puis Luca Campigotto et ses poses lentes dans la nuit vénitienne. Nino Migliori est lui aussi un photographe de rue dont les clichés proposés viennent de sa série de 1957 intitulée Gente dell’Emilia. Enfin, dernier et pourtant certainement l’un des plus connus, Gianni Berengo Gardin (Morire di classe). Un seul mur est bien peu à accorder à Berengo Gardin, surtout pour une série telle que celle-ci traitant des conditions de vie des italiens dans les hôpitaux psychiatriques des années 1960. On apprécie mais reste un peu sur notre faim.
Venise et art contemporain, une histoire d’amour sulfureuse
Après la photographie vient l’art contemporain. Et là, Venise joue dans la cours des grands. Installés depuis la Renaissance, les mécènes tiennent un rôle essentiel dans la vie artistique de la cité. Si les américaines excentriques et les milliardaires français ont remplacé les banquiers et le clergé, la recette reste pourtant la même. On investit autant qu’on peut, pourvu qu’en échange on fasse monter les côtes et recouvre les murs de la ville d’œuvres qui font parler tout notre petit monde.
Peggy Guggenheim et Venise
Il y aurait tant à dire sur Peggy Guggenheim, la femme. On y accordera certainement un article dédié un peu plus tard. En attendant, concentrons-nous sur ce que nous avons vu dans le musée vénitien qui fut également sa dernière demeure. Pour contextualiser, Peggy Guggenheim a hérité très jeune (21 ans) d’une fortune conséquente de son grand-père, son père ayant lui-même disparu quelques années plus tôt dans le naufrage du Titanic. Oui, il y a des destins. Expatriée en Europe, elle découvre l’art moderne qu’elle apprécie mais auquel elle ne comprend pas grand-chose. C’est notamment Jean Cocteau et Marcel Duchamp qui vont s’occuper de son éducation artistique. Excusez du peu.
Peggy commence alors à acquérir des œuvres, avec une fièvre acheteuse folle durant la seconde guerre mondiale. La légende (c’est-à-dire Peggy Guggenheim elle-même) raconte qu’elle aurait décidé de sauver l’art et les artistes du nazisme en achetant une œuvre chaque jour. C’est une partie de cette immense collection poursuivie tout au long de sa vie qu’il est possible d’admirer à Venise.
Collection Peggy Guggenheim
Il est difficile de faire l’impasse sur ce musée qui propose l’une des plus belles collections d’art moderne d’Europe. En entrant, on se dit qu’on n’a jamais vu autant de noms célèbres côte à côte si ce n’est dans un article encyclopédique sur l’art moderne.
Chagall y côtoie Dali, Picasso et Miró. Magritte occupe une place de choix dans l’entrée et une salle est consacrée à Jackson Pollock. Kandinsky, Klee, Mondrian et Braque ne sont pas loin. Le palais n’est pas gigantesque mais le concentré est puissant. À l’extérieur, un jardin de statues complète le tout. Peggy y repose d’ailleurs à tous jamais, juste à côté de ses chiens. Détails morbides mis à part, n’oubliez pas d’aller admirer la vue et le cavalier devant l’entrée côté canal. On raconte que le sexe en érection de la statue de Marino Marini était amovible pour pouvoir être retiré lors des processions religieuses sur le canal. Il semble en fait que Peggy Guggenheim aimait à le brandir face aux derniers invités lors de ses soirées mondaines. Volé à la fin de l’une de ces petites sauteries que l’on imagine bien arrosée, l’objet manquant a été remplacé et soudé au reste du corps. Comme une dernière provocation de l’américaine à l’ordre établi.
Fondation François Pinault pour l’art contemporain
Autre Palais, autre milliardaire. Notre visite des musées vénitiens nous a menées au Palais Grassi, occupé depuis 2005 par la Fondation François Pinault. Que le français soit un véritable amoureux de l’art reste encore à démontrer, il est néanmoins sans nul doute l’un des mécènes qui compte dans le cercle fermé de l’art contemporain.
Peu content d’occuper l’un des palais historiques de la Sérénissime, il fait l’acquisition en 2007 de la Punta della Dogana (Pointe de la Douane), au nez et à la barbe de la fondation Guggenheim qui était également sur le coup. Malheureusement, cette partie était fermée lors de notre passage entre deux expositions. Dommage car, indépendamment des œuvres qu’elle habite parfois, la Punta della Dogana est un magnifique bâtiment historique avec une vue unique sur la lagune, à voir au moins de l’extérieur ! L’intérieur a de plus été entièrement rénové par l’architecte japonais Tadao Andō, ce qui doit également valoir le coup d’œil. Ce sera pour la prochaine fois.
Albert Oehlen au Palais Grassi
Retour au Palazzo Grassi qui lui aussi vaut le détour, qu’importe la collection en cours. Sur trois étages, les salles sont ouvertes sur un immense hall central qui s’élève jusqu’à la toiture. La lumière traverse donc latéralement l’espace et permet d’admirer certaines œuvres d’où que l’on soit dans le palais. Rénové par la fondation, le Grassi est désormais un savant mélange de modernité et de tradition, avec ses hauts murs blancs et ses salles aux plafonds richement décorés et tous différents.
Nous y sommes pour l’exposition dédiée au peintre allemand Albert Oehlen. 85 tableaux et 40 ans de rétrospective pour ce disciple de Sigmar Polke qui a autant de visages que de salles à disposition dans le Grassi. Nous qui étions un peu déçues de ne pas avoir accès à une exposition permanente de la collection Pinault, nous avons l’impression de voir, avec Oehlen, une exposition collective. On retient en fil rouge son amour pour le mélange des techniques, les arbres et surtout pour les titres incongrus (ou au contraire leur absence). Notre (wtf) préféré ? Peut-être « Titanium Katze mit Labor getesteten Tiere » (Chat en titane avec des animaux testés en laboratoire). Tout à fait Albert.
Nous nous sommes donc régalées de photographie à Venise (en prendre et regarder celles des autres). Nous avons également admiré ou pris notre air le plus sceptique devant des œuvres d’art moderne ou contemporain en vogue. Et ce n’est là qu’un très petit échantillon de ce qui se passe à Venise à l’année avec, comme point d’orgue, la biennale d’art contemporain qui a lieu chaque année impaire. En l’absence de Peggy, la Fondation Guggenheim poursuit son chemin et l’acquisition de nouvelles œuvres. Pinault a quant à lui obtenu de la Mairie de Paris de pouvoir occuper la Bourse de Commerce dès 2019. Après des années d’échec pour ses projets d’exposition en France, reste à voir ce qu’il adviendra de Venise après son extension parisienne.